Par Robert Pascal, vice président de la SFE, IBMM, Montpellier
Il y a plus de 20 ans John Sutherland a initié avec son groupe un projet à long terme visant à appliquer les approches de la rétrosynthèse* à la chimie prébiotique et en particulier à la chimie des ribonucléotides (1). C’est à dire qu’il a repris les structures de ces espèces et cherché des voies de synthèse à partir de réactifs très simples potentiellement disponible dans un environnement prébiotique (comme l’acide cyanhydrique, HCN, et le formaldéhyde, H2CO, par exemple). Cette approche se distinguait de la voie habituellement considérée dans ce domaine basée sur l’assemblage de ribonucléotides à partir des trois composants : base nucléique, ribose et phosphate. Après avoir exploré beaucoup d’impasses, cette approche a été couronnée de succès en 2006 avec la une première voie de synthèse d’un ribonucléoside puis d’un ribonucléotide (2). Mais ce n’est qu’à partir de 2009 et de la publication d’un chemin réactionnel plus complet (3) que l’approche a été largement reconnue dans le domaine.
Dans un article qui vient d’être publié en ligne sur le site de la revue Nature Chemistry (4), John Sutherland et ses collaborateurs du Laboratory of Molecular Biology de Cambridge révèlent un ensemble de résultats montrant qu’une chimie particulière basée sur la présence d’HCN et de sulfure d’hydrogène (H2S) pouvait non seulement donner naissance aux ribonucléotides mais aussi à une large gamme d’espèces chimiques couvrant plus de la moitié des vingt acides aminés naturels et un des précurseurs des lipides. Ces travaux constituent un développement de leurs publications antérieures (5,6) sur la chimie d’un cycle photoredox des complexes du cuivre avec le cyanure (CN–).
L’idée que l’origine de la vie pourrait être liée à l’initiation d’un métabolisme conduisant à la synthèse de composants des premiers êtres vivants à partir de la réduction du dioxyde (CO2) ou du monoxyde (CO) de carbone avait été proposée il y a un quart de siècle (7). Les réalisations expérimentales sont cependant décevantes (8). L’originalité de l’approche de de John Sutherland est de tirer parti de la photochimie des complexes de cyanure du cuivre(I) qui génère des électrons solvatés par l’eau et de l’action de ces derniers sur les nitriles qui sont alors réduits en imines, elles mêmes hydrolysées en aldéhydes qui donnent accès à la chimie très riche des composés carbonylés (en particulier à la possibilité de former des liaisons carbone-carbone). Ces espèces peuvent alors constituer des sucres ou des précurseurs d’acides aminés. Le cuivre(II) formé est ensuite réduit par H2S permettant ainsi la poursuite du cycle. La richesse de la chimie obtenue par réduction de HCN et des nitriles est donc saisissante et n’est pas sans rappeler l’idée proposée par Albert Eschenmoser (9) que les constituants du cycle réductif de l’acide citrique ont une parenté avec la chimie de l’acide cyanhydrique. L’obtention simultanée dans un même environnement de composants des acides nucléiques, des protéines et des phospholipides membranaires suggère fortement que les trois systèmes ont pu coopérer à l’apparition de la vie (coévolution) au détriment de la vision d’une vie primitive basé sur un seul de ces systèmes (monde d’ARN, monde de lipides).
Une autre originalité de cet article est de mettre en évidence une voie plausible de formation du cyanoacétylène, indispensable à la formation des nucléotides dans ce système, compatible avec la chimie proposée. Enfin, un scénario géochimique est avancé pour rendre compte des concentrations locales importantes des réactifs nécessaires à cette chimie prébiotique et donc pour conduire à un environnement favorable à l’origine de la vie. L’énergie dégagée par des impacts météoritiques aurait ainsi pu mener transitoirement à des concentrations élevées en HCN en même temps qu’à un apport en dérivés du phosphore indispensables à la synthèse de nucléotides.
Quelle que soit la validité de ce dernier scénario, la richesse et la diversité, inégalées à ce jour, de la chimie obtenue dans ces expériences soulèvent la question de la possibilité d’une production d’acide cyanhydrique en quantités importantes sur la Terre primitive dans l’hypothèse où il serait alors quasiment la seule source de carbone nécessaire à l’origine de la vie. Cette constatation mérite un commentaire, la présence nécessaire d’une chimie capable d’initier l’origine de la vie doit être prise en compte au moins à une période donnée de l’histoire de la Terre, cette période pourrait être relativement longue si l’on considère que des systèmes chimiques capables de se reproduire n’ont pas acquis immédiatement un métabolisme autonome et sont restées dépendantes des espèces formées dans l’environnement. La question de la présence de quantités importantes d’acide cyanhydrique méritera donc à l’avenir d’être spécifiquement analysée à la lumière de ces travaux de l’équipe de Cambridge. La productivité en matière organique par activation de mélanges reproduisant l’atmosphère primitive est fortement favorisée par un caractère réducteur (riche en CH4 ou H2). La productivité des atmosphères primitives neutres (majoritairement composées de N2 et CO2) en matière organique a déjà été réévaluée par des expériences prenant en compte des méthodes analytiques plus élaborées que celles qui avaient initialement conduit à la considérer comme mineure (10). La question spécifique de l’acide cyanhydrique se pose donc dans ce contexte. Enfin de nouvelles informations montrent indépendamment que le caractère réducteur de l’atmosphère primitive pourrait également devoir être réévalué puisque la présence dans les roches terrestres d’un fractionnement isotopique du soufre caractéristique d’une atmosphère réduite aurait été conservée durant tout l’Archéen (11). La présence de microorganismes capables de méthanogénèse postulée vers la fin de l’Archéen ne peut certainement pas être invoquée à son début, il y a 4 milliards d’années, suggérant l’existence d’un mécanisme géochimique et non pas biologique responsable d’un maintien de la composition de l’atmosphère pendant cette période (11).
(1) J. D. Sutherland, G. W. Weaver, Tetrahedron Lett. 1994, 35, 9105-8; 9109-12; 9113-6.
(2) C. Anastasi, M. A. Crowe,, M. W. Powner, J. D. Sutherland, Angew. Chem. Int. Ed. 2006, 45, 6176-6179 ; C. Anastasi, M. A. Crowe, J. D. Sutherland, J. Am. Chem. Soc. 2007, 129, 24-25.
(3) M. W. Powner, B. Gerland, J. D. Sutherland, Nature 2009, 459, 239-242.
(4) B. H. Patel, C. Percivalle, D. J. Ritson, C. D. Duffy, J. D. Sutherland, Nat. Chem. 2015, Advance online publication. DOI : 10.1038/NCHEM.2202
(5) D. Ritson, J. D. Sutherland, Nat Chem 2012, 4, 895–9.
(6) D. J. Ritson, J. D. Sutherland, Angew. Chem. Int. Ed. Engl.2013, 22, 5845–5847.
(7) G. Wächtershäuser, Microbiol. Rev. 1988, 52, 452-484.
(8) C. Huber, G. Wächtershäuser, Science 1997, 276, 245-247.
(9) A. Eschenmoser, Chem. Biodiversity 2007, 4, 554-573.
(10) H. J. Cleaves, J. H. Chalmers, A. Lazcano, S. L. Miller, J. L. Bada, Orig. Life Evol. Biosph. 2008, 38, 105-115.
(11) E. Thomassot, J. O’Neil, D. Francis, P. Cartigny, B. A. Wing, Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A. 2015, 112, 707-712.
* La rétrosynthèse ou analyse rétrosynthétique est couramment utilisée comme méthode de planification en chimie organique de synthèse. Elle consiste à une décomposition des étapes nécessaires pour obtenir le produit final en partant de ce dernier jusqu’à obtenir des précurseurs commerciaux. La comparaison des diverses possibilités permet le choix d’une variante plus rapide ou plus économique. Cette démarche peut être appliquée à la chimie prébiotique mais la disponibilité commerciale des précurseurs doit alors être remplacée par la plausibilité de leur formation abiotique dans l’environnement ; il en est de même pour les réactions impliquées dans chacune des étapes.
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B. H. Patel, C. Percivalle, D. J. Ritson, C. D. Duffy, J. D. Sutherland, Nat. Chem. 2015, Advance online publication. DOI : 10.1038/NCHEM.2202
http://www.nature.com/nchem/journal/vaop/ncurrent/full/nchem.2202.html
Article passionnant, merci beaucoup !
Et qui montre une fois de plus l’intérêt de toujours remettre en question les « acquis » et d’avoir des approches variées !
Merci encore de nous faire partager ce genre d’avancées scientifiques.