Par Jonathan Lombard, doctorant au laboratoire d’Ecologie, Systématique et Evolution – Membres du groupe « Diversité et évolution microbiennes«
Toutes les cellules actuelles, qu’elles soient eucaryotes, bactéries ou archées (les trois domaines du vivant) sont délimitées par des membranes qui séparent le cytoplasme du milieu extérieur. Ces membranes sont toujours composées de phospholipides : des molécules amphipathiques comportant une partie hydrophile (la tête) et deux queues hydrophobes. Ces propriétés permettent aux phospholipides de s’organisent en bicouche, les queues hydrophobes des deux couches se faisant face tandis que les têtes hydrophiles de chaque feuillet pointent vers l’extérieur de la membrane. Au regard de ces similarités, on pourrait suggérer que le dernier ancêtre commun de tous les organismes (le cenancêtre, aussi appelé LUCA) était entouré de membranes lipidiques similaires aux actuelles.
Cependant, et malgré la structure commune à tous les phospholipides, il existe deux types très différents de ces molécules en fonction de la stéréochimie du glycérol qui les compose: les eucaryotes et les bactéries ont des phospholipides composés de glycérol-3-phosphate, en général lié à deux chaînes d’acides gras par des liaisons ester, alors que les archées utilisent du glycérol-1-phosphate, majoritairement lié à deux chaînes d’isoprénoïdes par des liaisons éther. Ces divergences ont été corrélées à des différences au niveau des voies de biosynthèse des composants des phospholipides : d’abord, les enzymes qui synthétisent chaque type d’énantiomère du glycérol dans les différents domaines du vivant ne sont pas homologues entre elles ; deuxièmement, les acides gras étaient jusqu’il y a peu complètement inconnus chez les archées ; finalement, il existe deux voies métaboliques non-homologues qui catalysent les molécules précurseurs des isoprénoïdes et dont la distribution taxonomique est très inégale entre les trois domaines du vivant. Du fait de ces divergences majeures, certains auteurs ont proposé que le cenancêtre ne possédait pas de phospholipides (et donc pas de membranes lipidiques), et que chaque type de phospholipide était apparu indépendamment dans les lignées conduisant d’une part aux bactéries et d’autre part aux archées. Par exemple, un modèle a suggéré que le cenancêtre était limité par des compartiments minéraux en sulfite de fer, et même la possibilité qu’il ait été non-compartimenté (et donc, acellulaire) a été évoquée.
Au cours des dernières années, plusieurs travaux ont voulu apporter des arguments dans le débat de la présence ou absence de phospholipides chez le cenancêtre, afin d’éclaircir les doutes sur l’existence de membranes lipidiques chez cet organisme. Ces analyses ont permis de montrer une réalité contradictoire avec certaines des observations citées précédemment. Pour commencer, il a été montré que les deux enzymes non-homologues responsables de la synthèse de chaque énantiomère du glycérol appartiennent à des familles enzymatiques distribuées dans les trois domaines du vivant, et donc présentes dans le cenancêtre. Deuxièmement, les groupes polaires qui constituent la tête hydrophile des phospholipides sont partagés par les trois domaines du vivant, et il a été montré que les enzymes capables de les fixer sur le glycérol phosphate étaient présentes chez le cenancêtre. Ensuite, on a découvert que les archées, qui étaient supposées ne pas utiliser d’acides gras, possédaient ces acides gras, ainsi que les gènes codant les enzymes de leurs voies de synthèse et dégradation. Finalement, nous avons montré récemment que sur les deux voies connues de biosynthèse des isoprénoïdes, l’une est vraiment caractéristique seulement des bactéries et de certains eucaryotes, alors que l’autre (appelée voie du mévalonate), que l’on pensait restreinte aux archées et aux eucaryotes, était également présente le dernier ancêtre commun des bactéries. Par conséquent, la voie du mévalonate était déjà présente chez le cenancêtre, ce qui soutient fortement que des isoprénoïdes aient existé chez cet organisme ancestral.
En conclusion, malgré un débat récent concernant la présence ou absence de membranes lipidiques chez le cenancêtre, il existe aujourd’hui des arguments solides pour affirmer que la machinerie enzymatique responsable de la synthèse de chaque constituant des phospholipides actuels (les deux types d’énantiomères du glycérol phosphate, les têtes polaires, les acides gras et les isoprénoïdes) existait déjà dans cet organisme. Par conséquent, ces éléments ont probablement constitué des membranes lipidiques moins spécialisées que les actuelles, à partir desquelles celles que nous connaissons aujourd’hui auraient divergé dans les lignées qui ont conduit aux différents domaines du vivant. Le cenancêtre étant le dernier ancêtre commun de tous les organismes mais non pas le premier organisme vivant, il sera également intéressant que les travaux qui étudient l’origine des membranes tiennent compte de la complexité existante chez le cenancêtre pour inférer des modèles de plus en plus précis des étapes qui ont conduit à l’apparition de ces structures.
Référence / Pour en savoir plus
Lombard J, Moreira D (2011) Origins and early evolution of the mevalonate pathway of isoprenoid biosynthesis in the three domains of life. Molecular biology and evolution 28 (1):87-99
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