Par Purificación López-García, Unité d’Ecologie, Systématique et Evolution, CNRS UMR8079, Université Paris-Sud, 91405 Orsay.
Dans un article publié en ligne par la prestigieuse revue Science le 2 décembre 2010, Felisa Wolfe-Simon et ses collaborateurs affirment avoir isolé « une bactérie qui peut croître en utilisant l’arsenic à la place du phosphore« . Cette information a été immédiatement répercutée et amplifiée par divers médias qui n’ont pas hésité à faire des déclarations telles que « l’existence des bactéries qui consomment l’arsenic rend la vie extraterrestre possible » ou « la NASA découvre une nouvelle forme de vie ».
Qu’y a-t’il de si extraordinaire dans cette découverte pour susciter une telle attention ? Ce n’est certainement pas l’existence des bactéries qui consomment l’arsenic pour croître. En effet, l’existence des bactéries et d’archées qui utilisent l’arséniate comme accepteur d’électrons dans des réactions d’oxydo-réduction pour l’obtention d’énergie libre (dans des termes métaboliques, des respirations) est connue depuis des nombreuses années. Certaines bactéries pratiquent la respiration de l’arséniate (AsO43-) comme d’autres utilisent d’autres composés oxydés (O2, S0, NO3–, SO42-, CO2, Fe3+, CrO44+, acides humiques oxydés, Mn4+, UO22+, SeO42-, DMSO, NA(D)P+, fumarate, etc.). Ceci ne serait donc pas une surprise pour les microbiologistes. Ce qui constitue vraiment la nouveauté est la revendication qu’un élément essentiel, tel que le phosphore, soit remplacé par l’arsenic dans la composition des macromolécules de la cellule.
Pourquoi ? Les macromolécules cellulaires que nous connaissons (ADN, protéines, lipides, polysaccharides) sont essentiellement composées de six éléments majeurs (hydrogène, carbone, oxygène, azote, soufre et phosphore). Le phosphore (P), en particulier, fait partie intégrante du squelette sucre-phosphate sur lequel se greffent les bases azotées dans la molécule porteuse de l’information génétique de la cellule, l’ADN. Le dogme généralement accepté est que, la chimie de la cellule étant très spécifique, le remplacement d’un élément constitutif des macromolécules par un autre aurait des conséquences délétères pour la vie. Les auteurs de cet article le questionnent en partant d’une hypothèse : par ses caractéristiques physico-chimiques très similaires au P, l’arsenic (As) pourrait le remplacer dans la chimie de la cellule. En partie, ils n’ont pas tort, puisque c’est en effet parce que l’As ressemble le P qu’il est si toxique pour la plupart des cellules : en se substituant au P mais en donnant des espèces beaucoup plus instables, il bloque la biochimie cellulaire. Il est ainsi connu comme un agent découplant de la chaîne respiratoire car il empêche la formation d’ATP (adénosine triphosphate, la molécule de stockage chimique de l’énergie dans la cellule) au cours de la phosphorylation oxydative par substitution de l’As au phosphore.
Que montre cette étude ? Pour voir si, éventuellement, des microorganismes actuels pourraient substituer le P par l’As, Wolfe-Simon et collaborateurs isolent une souche de bactérie du Mono Lake (un environnement extrême de par sa salinité élevée) en utilisant des milieux progressivement enrichis en As et dépourvus de P. Ils arrivent ainsi à cultiver une souche unique, GFAJ-1, une bactérie du genre Halomonas qui est capable de croître en absence de P ajouté au milieu mais en présence d’As et vice versa (avec P, mais sans As). Les auteurs utilisent alors une série de techniques tendant à démontrer que l’arsenic s’accumule à l’intérieur de la cellule. Ils voient ainsi en utilisant la microsonde ionique (NanoSIMS), une sorte d’imagerie chimique de haute résolution, que l’As semble effectivement associé aux cellules. La même chose semblerait indiquer une expérience d’incorporation d’As marqué aux fractions protéiques et des acides nucléiques des cellules. Toutefois, cela ne démontre toujours pas que l’As remplace le P, mais simplement qu’il se retrouve à l’intérieur de la cellule et associé à des fractions cellulaires. Rien d’étonnant quand on sait que des bactéries du genre Halomonas sont capables d’accumuler l’As intracellulairement. Pour tenter de prouver que l’As est incorporé à l’ADN les auteurs utilisent le µXANES au synchrotron, une technique qui permet d’analyser l’environnement chimique des atomes, pour analyser des extraits bruts des cellules qui ont poussé dans un milieu riche en As et sans P. Ils observent alors une série de pics dans les spectres générés qu’ils interprètent comme étant le résultat de la présence des liaisons As-O et As-C et, par conséquent, comme étant bel et bien incorporés dans l’ADN.
Quel impact aurait une telle découverte ? Une confirmation de ce résultat en ferait une découverte extraordinaire. Toutefois, on ne peut pas parler d’une nouvelle forme de vie, puisqu’il s’agit d’une bactérie appartenant à un groupe très dérivé (moderne) des bactéries, largement répandu sur la planète et, qui plus est, qui utilise le P comme « tout le monde » dans des conditions naturelles. Cela montrerait, tout au plus, une flexibilité inattendue de la chimie cellulaire. Rien non plus dans cette découverte qui prouve que la vie extraterrestre est possible, pas plus que la vie que l’on connaît déjà ne le prouve.
Mais, avant de nous lancer dans des spéculations insensées, avons-nous vraiment des preuves que cette bactérie utilise le phosphore à la place de l’arsenic ? Pour faire court, la réponse est NON. Carl Sagan affirmait il y a déjà longtemps : « Extraordinary claims need extraordinary evidence« . Dans le cas qui nous occupe, non seulement on ne nous offre pas des évidences extraordinaires mais, tout court, des évidences. Toutes les données qui sont montrées dans cet article sont indicatives, mais pas démonstratives. La manière la plus directe de prouver que l’As fait partie intégrante de l’ADN est de purifier l’ADN correctement et de mener des analyses chimiques qui montrent que, effectivement, l’As remplace le P. Cette expérience fondamentale est absente. L’abondance de données produites par des techniques de pointe n’empêche pas que leur interprétation est ambiguë en absence des contrôles appropriés. Par exemple, dans les expériences de µXANES, le contrôle proposé est un spectre in silico, théorique. Il aurait été plus probant de présenter à la place une vraie molécule d’ADN, une molécule d’ADN incubée avec une solution d’arsenic 5 µM et une molécule contenant des vraies liaisons As-O et As-C. Ces contrôles sont absents. La controverse est lancée. La communauté scientifique a réagi vite en exprimant un scepticisme certain à l’annonce de cette découverte. Ainsi, Steve Benner, de la Foundation for Applied Molecular Evolution en Floride affirme dans une déclaration publiée par le même journal Science que « l’utilisation de l’arsenic comme substitut du phosphore n’est pas établie par ce travail ». De la même manière, Rosie Redfield, de l’université de British Columbia, a rapidement réagi sur son blog en présentant quelques critiques pleines de bon sens scientifique.
Y aurait-il d’autres explications possibles aux observations de Wolfe-Simon et collaborateurs ? La réponse est oui. Qui sont ces bactéries « alien » capables de croître en absence de P dans le milieu ? Il s’agit des Halomonas, un genre de bactéries tolérantes aux fortes concentrations de sel et de métaux et qui compte parmi ses membres des organismes adaptés aux conditions d’oligotrophie, c’est à dire, à de concentrations très faibles de nutriments. Il serait tout à fait possible, comme l’évoquent d’ailleurs les auteurs de l’article, que cette souche récupère le phosphore présent à l’état de trace dans le milieu pour fabriquer ses macromolécules. Etant capables d’accumuler de l’As intracellulairement, celui-ci peut simplement s’adsorber sur toutes les macromolécules puisqu’il est en effet ajouté à des fortes doses. Rien dans les observations présentées dans l’article ne permet d’écarter cette possibilité qui devrait pourtant figurer comme étant l’hypothèse nulle à tester.
Quelle image des scientifiques donne une telle annonce ? Au delà des faiblesses d’une étude que le temps et des expériences plus concluantes pourront valider ou réfuter, le problème posé par la publication de cet article a des répercussions sur la crédibilité des scientifiques en général et des astro/exobiologistes en particulier. Une image que, malheureusement, la NASA avait déjà détériorée avec la prétendue découverte d’une vie martienne dont aurait témoigné la présence des supposés microfossiles dans la météorite ALH0084. Une image également dégradée par certains articles publiés par les journaux scientifiques à fort indice d’impact dont l’objectif premier est de maintenir la course aux citations.
Quelle conclusion peut-on tirer ? Revenons à la bonne vieille méthode scientifique, proposons des hypothèses, testons-les de manière à obtenir des validations irréfutables et, seulement alors, proclamons des découvertes, surtout si elles se prétendent extraordinaires. Un mot clé ? Prudence, prudence, prudence…
Je rebondis sur le dernier paragraphe… »validations irréfutables ». Si la validation elle-même ne peut être réfutée, s’agit-il encore de sciences ? (cf Popper). Il aurait été préférable d’écrire: testons-les de manière à obtenir des validations très fortement soutenues