Par Michel Morange
Dans ce texte, Michel Morange, Professeur à l’Unité de Génétique moléculaire et Centre Cavaillès de l’ENS Ulm Paris, discute des difficultés à établir une définition de la vie.
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I Introduction
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Les philosophes ont, de manière récurrente, souligné les difficultés auxquelles se heurte toute recherche d’une définition de la vie. La situation actuelle, où de multiples définitions, se recouvrant plus ou moins, co-habitent, chacune proposée par les spécialistes de disciplines différentes, semble leur donner raison. De manière plus fondamentale, il n’est pas évident que les êtres vivants soient une catégorie naturelle (‘natural kind’ en anglais), et non une catégorie humaine, le fruit d’une décision commune de classer les êtres vivants dans une catégorie à part. Pour dire les choses autrement, si les exobiologistes découvraient un jour sur une exoplanète ‘quelque chose’ ayant certaines propriétés en commun avec les êtres vivants terrestres, l’attribution du qualificatif de vivant à cet objet serait une décision purement humaine, reposant sur la sélection arbitraire d’un certain nombre de critères pour définir ce qu’est la vie.
Le renoncement à ce que les êtres vivants soient une catégorie naturelle heurte profondément la majorité des biologistes. Et, pourrait-on ajouter, va à contre-courant des progrès de la biologie qui au cours du dernier demi-siècle ont considérablement enrichi la connaissance des êtres vivants, et révélé la spécificité des phénomènes qui s’y produisent.
Mais la difficulté philosophique demeure : affirmer que les êtres vivants sont une catégorie naturelle est une position ontologique très forte devant être étayée. Une voie possible est de trouver une caractéristique du vivant qui lui soit propre : la possession d’une information génétique, la percolation au-delà d’un certain seuil de complexité. Nous verrons que ces tentatives échouent par l’impossibilité qu’il y a à remplacer ces métaphores par une notion plus dure. De toutes façons, ces tentatives s’opposent très vite au mouvement inverse, qui est d’expliquer la formation du vivant, et de ses caractéristiques, à partir du monde inorganique. L’analyse de ces tentatives, à travers les ambiguïtés du couple réplication/reproduction et de l’extension du concept de sélection naturelle au milieu prébiotique, nous permettra, à la suite d’Oparin, de dégager ce qui fait la ‘spécificité’ de la vie : l’association, le couplage, au sein de mêmes structures de caractéristiques différentes.
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II Caractériser les êtres vivants par la possession d’une information génétique ou le franchissement d’un seuil de complexité
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Dans les années 1960, beaucoup de biologistes pensaient avoir découvert le secret de la vie : il était dans la possession par les êtres vivants d’une information génétique et d’un code permettant de la décrypter (Monod 1970). Près de cinquante années ont passé, et cette opinion n’a plus la même aura : la connaissance totale de l’information génétique contenue dans les différents génomes n’a pas livré les clés du vivant. Mais surtout, la signification du terme ‘information’ a perdu de son évidence. Les historiens ont montré que la théorie scientifique de l’information n’avait joué aucun rôle dans l’essor de la biologie moléculaire (Kay 2000). Et certains philosophes ont confirmé qu’à l’usage des notions informationnelles pouvait être substitué, sans perte de sens, une description causale en termes de mécanismes.
Le même destin attend sans doute l’usage du terme de complexité. Dire que la vie correspond au franchissement d’un seuil de complexité, et que les êtres vivants sont des systèmes complexes qui ont divergé ou percolé relève a nouveau de l’ordre de la métaphore (Kauffman 2000). Le programme qui consistait à identifier la vie par l’attribution d’une caractéristique qui lui serait propre a conduit à un échec.
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III Effacer la frontière entre la vie et la non-vie
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C’est le mouvement inverse que suivent tous ceux qui tentent d’élaborer les scénarios du chemin vers la vie : faire « descendre » les caractéristiques du vivant, la reproduction ou la sélection naturelle, vers les stades prébiotiques. Ce mouvement a un double intérêt : effacer la barrière entre la non-vie et la vie, mais aussi enrichir les scénarios souvent squelettiques de la chimie prébiotique.
Ainsi un continuum est établi entre la reproduction actuelle des organismes vivants et la réplication des macromolécules dans le milieu prébiotique. Dans l’hypothèse de l’existence d’un monde vivant originel à ARN, la réplication des molécules d’ARN sera considérée comme la première étape ayant conduit insensiblement à la reproduction des premiers objets méritant le nom d’êtres vivants autonomes.
Cette confusion entre la réplication et la reproduction n’est pas nouvelle (Morange 2003). Depuis Muller et les années 1920 (Muller 1929), la reproduction des êtres vivants fut considérée comme liée à la réplication des gènes et des chromosomes ; ce qui explique que Francis Crick ait pu se croire justifié de dire qu’il avait percé le secret de la vie en ayant expliqué le mécanisme de réplication de la double hélice. L’interprétation des phénomènes évolutifs en termes de gènes égoïstes (Dawkins 1976) n’a fait que renforcer cette confusion entre le niveau des molécules et celui des organismes.
Mais, paradoxalement, confondre les termes limite abusivement le champ des scénarios possibles de l’origine de la vie. Car la reproduction n’implique pas la réplication directe des constituants du système. Dans le cas d’un monde à ARN, on peut imaginer que la réplication de chaque molécule d’ARN soit le résultat de l’action complexe de multiples autres molécules (d’ARN ou d’une autre nature chimique). La confusion des termes ‘réplication’ et ‘reproduction’ fait aussi disparaître le problème. Car ce qu’il s’agit d’expliquer dans tout scénario de l’origine de la vie c’est comment la réplication, directe ou indirecte, de structures moléculaires a pu être couplée à la reproduction de systèmes auto-poïétiques, c’est-à-dire de systèmes chimiques ouverts trouvant dans l’environnement les composés nécessaires à la réplication de leurs constituants.
C’est la même ambiguïté qui accompagne l’extension du terme de sélection aux étapes prébiotiques. Cette extension s’accompagne d’une perte de signification du terme, quand ce n’est pas de sa déformation. Dans la conception de Manfred Eigen (Eigen et al. 1981), l’un des premiers chercheurs à avoir importé la notion de sélection naturelle (et de coopération) dans le domaine des molécules, la sélection est simplement un taux/vitesse différentiel de réplication fidèle. Les formes moléculaires qui l’emportent sont celles qui se répliquent le plus vite. Le travail des généticiens des populations avait, après Darwin, précisément conduit à réduire la sélection naturelle des organismes les mieux adaptés au simple tri des meilleurs reproducteurs ; ce dont témoigne l’évolution du concept de « fitness » (Gayon 1992). Ceci est vrai, mais la distinction entre les deux usages du terme de sélection demeure néanmoins, pour la raison que les concepts de réplication et de reproduction ne peuvent être, comme nous l’avons vu, identifiés.
Le terme de sélection est parfois soumis à un usage encore plus laxiste, lorsqu’il est utilisé dans le monde prébiotique pour signifier l’existence de règles (chimiques) qui favoriseraient la formation de tel ou tel composé au détriment de tel ou tel autre. Il remplace alors abusivement celui de règle ou de loi, et cet usage incorrect masque précisément la discontinuité entre la non-vie et la vie.
Nous ne nions pas l’intérêt qu’il y a à utiliser des concepts empruntés à l’étude des organismes pour rendre compte de l’évolution prébiotique. Cet usage de concepts et de modèles hors de leur domaine d’origine est certainement l’un des ressorts essentiels du développement des connaissances scientifiques. Il s’agit simplement de ne pas perdre de vue les transformations que subissent les concepts lors de leurs déplacements. Il ne faut pas substituer à une discontinuité forte une continuité illusoire.
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IV Conclusions
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Nous avons exploré deux stratégies antagonistes visant à comprendre ce qu’est la vie. La première cherche à définir des caractéristiques qui lui soient fondamentales, la deuxième à rendre compte de sa genèse par la continuité de ses propriétés avec celles du monde inanimé. Les deux stratégies se heurtent à des difficultés inverses, la première tend à exhiber des caractéristiques qui n’ont de sens que métaphorique, la deuxième à appauvrir les caractéristiqus de la vie pour les attribuer à des objets non-vivants, encore sur le chemin de la vie.
Le problème est le même dans les deux cas : parvenir à penser ensemble continuité et discontinuité. Il s’agit là d’une difficulté philosophique fondamentale, et nous n’avons pas la prétention de la résoudre. De nombreux autres débats contemporains, sur l’origine évolutive de l’éthique ou de la conscience, perdurent en grande partie à cause de cette difficulté, et des enjeux sociétaux importants qui leur sont liés. Il nous semble cependant qu’Alexandre Oparin a montré une direction pour résoudre cette difficulté, qui mérite d’être considérée. Dans son texte de 1924, Oparin proposait une liste des caractéristiques du vivant, pour aussitôt faire remarquer qu’aucune de ces caractéristiques ne lui était propre (Oparin 1924). Chacune mériterait d’être discutée, et critiquée, de même d’ailleurs que les exemples montrant leur occurrence dans le monde inanimé. L’important n’est pas là, mais dans la conclusion qu’en tirait Oparin. Ce qui caractérise le vivant est la réunion – unique – de ces caractéristiques dans un même objet.
La définition de la vie n’est pas à chercher dans une ou quelques caractéristiques qui lui seraient propres, mais dans la réunion et le couplage de ces caractéristiques. Par exemple, la réplication moléculaire et macromoléculaire n’est pas une caractéristique des seuls êtres vivants, mais le couplage de cette réplication avec la reproduction de systèmes chimiques auto-poïétiques l’est. Cette manière de voir le problème de la vie a de multiples avantages. D’une part, elle explique en quoi l’espoir de trouver dans le vivant des caractéristiques qui lui soient absolument propres est une chimère. A l’inverse, elle rend vigilant sur cette extension des caractéristiques du vivant au monde prébiotique. La reproduction n’est pas une simple réplication de molécules et de macromolécules, mais ces processus en sont une part importante. Elle apporte une explication à la difficulté qu’il y a à attribuer une certaine probabilité à l’apparition de la vie. L’histoire semblerait montrer qu’entre la probabilité infime pour Jacques Monod (Monod 1970) et le chemin tout tracé vers la vie des exobiologistes, il n’y aurait pas d’autres possibilités. Or l’idée que l’origine de la vie est à chercher dans une association, un couplage entre des phénomènes de nature différente, explique que chacun de ces phénomènes puisse avoir une forte probabilité individuelle d’évoluer et de se complexifier, tout en ne disant rien sur la probabilité du couplage entre ces phénomènes. La continuité des processus va de pair avec la discontinuité induite par leur couplage.
Surtout, l’intérêt d’une telle hypothèse est qu’elle déplace les questionnements. Le plus important dans la recherche sur l’origine de la vie est précisément d’expliquer ces processus de couplage, et non de raffiner l’étude de processus déjà relativement bien décrits : c’est dans cette direction que vont un certain nombre de travaux récents (Chen et al. 2004).
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Références
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- A. Chen, R. W. Roberts and J. W. Szostak. The emergence of competition between model protocells. Science (2004), 305, 1474-1476.
- R. Dawkins. The selfish gene. Oxford University Press (New York, 1976).
- M. Eigen, W. Gardiner, P. Schuster and R. Winkler-Oswatitsch. The origin of genetic information. Sci. Am. (1981), 244, 78-94.
- J. Gayon. Darwin et l’après-Darwin. Une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle. Kimé (Paris, 1992).
- S. A. Kauffman. Investigations. Oxford University Press (Oxford, 2000).
- L. E. Kay. Who wrote the book of life ? A history of the genetic code. Stanford University Press (Stanford, CA, 2000).
- J. Monod. Le hasard et la nécessité. Le Seuil (Paris, 1970).
- M. Morange. La vie expliquée ? 50 ans après la double hélice. Odile Jacob ed. (Paris, 2005).
- H. J. Muller. The gene as the basis of life. Proc. 4th Intl. Congress Plant Science (Ithaca, I, 1929), 879-921.
- A. I. Oparin. The origin of life. in J. D. Bernal Origin of life. Weidenfeld and Nicolson (London, 1967).
Quand OPARIN propose que « Ce qui caractérise le vivant est la réunion – unique – de ces caractéristiques dans un même objet. » En d’autres termes : après avoir créer une multitude de caractéristiques et de catégories séparatives d’un être vivant il en revient à dire qu’après avoir mis en pièces un être vivant il est préférable de recoller les morceaux pour mieux comprendre !!!!
Proposition avec laquelle je suis entièrement d’accord. Elle pose le problème fondamental que la démarche scientifique est inopérable pour la résolution des questions complexes. Les sciences mathématiques ou humaines créent un langage qui se rajoute au langage. De catégories en classifications la dissection et la réduction du monde opère dans la perspective de construire l’illusion que l’homme maîtrise l’univers. Ce qui est vrai est ce qui « grandit » l’homme, ce qui est faux est ce qui « diminue » l’homme.
Est-ce un blasphème scientifique que d’associer les paradoxes et de les faire interagir ? L’homme est grand au regard de ma vision d’humain, il est bien petit au regard de la vie ou de l’univers.
Pour donner mon avis sur la question de la continuité et de la discontinuité, ma modeste expérience personnelle me montre que je vis dans la continuité (relative) de mon identité, (mon passeport en témoigne) jusqu’à l’heure de ma mort où il y aura discontinuité. Cependant je peux aussi considérer que si ma date de naissance reste inchangée, mon âge n’est plus le même, que mon statut social change aussi, qu’hier mon environnement était plein de soleil et qu’aujourd’hui il est triste de nuages gris et de crachin. J’en conclus que je vis dans la discontinuité de la continuité et aussi dans la continuité de la discontinuité. Deux « caractéristiques » non séparables des événements qui constituent ma vie.