Par Jacques Reisse
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L’exobiologie s’attache surtout à retracer l’histoire de la Terre et l’histoire de la vie mais rien n’empêche de poursuivre le voyage dans le temps jusqu’à des époques beaucoup plus lointaines. Laissons toutefois aux astrophysiciens le soin de nous dire comment sont nés les protons et les neutrons au sein d’une purée de quarks et de gluons et comment, au bout de quelques minutes seulement après le Big Bang, les noyaux d’hydrogène, d’hélium et de quelques autres éléments légers s’étaient formés. Laissons aux cosmologistes téméraires le soin d’évoquer ce qu’était peut-être l’état de la matière avant le temps de Planck, quand sans doute le temps et l’espace étaient granulaires et laissons aux plus téméraires de ces cosmologistes la responsabilité d’imaginer ce qui pouvait exister avant le Big Bang, avant que notre temps et notre espace ne prennent naissance. Limitons nous à l’histoire de la matière au sein de l’Univers à partir du moment où existaient déjà quelques noyaux légers dont l’hydrogène et l’hélium. Les charges électriques de ces noyaux étaient déjà strictement compensées par celles des électrons qui, eux, étaient là depuis « le début » ; l’Univers était électriquement neutre. Ce mélange dense et chaud de noyaux et d’électrons séparés constituait un plasma opaque mais, avec l’expansion de l’espace, ce plasma s’est refroidi et s’est dilué. Au bout de quelques centaines de milliers d’années, la température n’était plus que de quelques milliers de K et les électrons ont pu se lier aux noyaux pour former des atomes électriquement neutres. De plasma qu’il était, l’Univers est devenu un gaz composé majoritairement d’atomes neutres au sein desquels les photons émis n’étaient plus immédiatement absorbés : l’Univers devenait lumineux et cette lumière « primitive » est toujours détectable aujourd’hui. Bien évidemment, en plus de 13 milliards d’années, l’espace s’est dilaté et avec lui les longueurs d’onde de cette lumière initiale qui correspondait, lors de son émission, à un rayonnement de corps noir de 3000 K environ et qui, aujourd’hui, correspond à un rayonnement de corps noir à 2,7 K environ. Les astronomes et astrophysiciens étudient ce rayonnement, essentiellement isotrope, mais qui présente néanmoins d’infimes inhomogénéités. Celles-ci sont porteuses d’informations sur l’Univers dans sa phase opaque et permettent de suggérer des scénarii pour expliquer la formation des premières étoiles et des premières galaxies. Grâce aux observatoires terrestres, grâce aussi à Hubble mais grâce surtout à cette propriété de la lumière de se propager à une vitesse finie, il est possible d’observer l’Univers tel qu’il était lorsqu’il n’avait que quelques centaines de milliers d’années. Il est donc possible d’observer de très vieilles galaxies telles qu’elles étaient lorsqu’elles étaient jeunes ! Elles contiennent déjà des éléments lourds, preuve d’une nucléosynthèse active dans des étoiles sans doute hyper-massives et donc de durées de vie brèves qui devaient exister dans le jeune Univers.
Il faut en effet se souvenir que les étoiles sont de gigantesques réacteurs nucléaires qui contribuent à l’évolution de la matière : la fusion nucléaire, la capture de neutrons suivie de l’éjection d’un électron et d’autres processus encore conduisent à la synthèse de tous les éléments de la classification périodique. Selon la masse initiale de l’étoile, les processus nucléosynthétiques qui se déroulent en son sein sont très différents. Il en va de même de la durée de vie de l’étoile et de la manière, plus ou moins cataclysmique, qui marque sa fin de vie. Ceci étant cette fin de vie s’accompagne de l’éjection de matière dans l’espace circumstellaire et donc de la formation de nuages qui, s’ils satisfont à certains critères en termes de densité et de température peuvent constituer une nébuleuse protostellaire qui, en s’écroulant sur elle-même conduira ultérieurement à la formation d’une nouvelle étoile ou de plusieurs étoiles et, souvent sans doute, de planètes. Les astronomes et astrophysiciens sont capables aujourd’hui de décrire ce processus d’écroulement nommé accrétion. Ils le peuvent parce que, dans notre galaxie, ils observent des étoiles en formation entourées de disques mais aussi parce que les simulations numériques sont de plus en plus performantes. C’est ainsi que les astronomes et astrophysiciens peuvent proposer un scénario très crédible pour la formation du système solaire et laisser le soin aux géologues de prendre le relais, lorsqu’il y a 4,5 milliards d’années environ, la Terre était déjà présente et, avec elle, les autres planètes et aussi, au centre de ce système planétaire, un Soleil moins lumineux qu’aujourd’hui. La Terre était alors chaude et meuble et, en quelques dizaines de millions d’années, elle s’est différentiée avec les minéraux les plus denses migrant vers le centre. En ces temps lointains, l’espace interplanétaire était parcouru par d’innombrables objets de tailles diverses qui n’avaient pas encore participé au phénomène d’accrétion. L’un de ces objets (dont la taille devait être voisine de celle de Mars) a percuté la Terre en incidence rasante durant les premières dizaines de millions d’années de l’histoire de la Terre et la matière éjectée, associée à de la matière initialement constitutive de l’impacteur, a constitué un disque autour de la jeune Terre. Ce disque lui-même a donné lieu à un phénomène d’accrétion et c’est ainsi qu’est née la Lune. Initialement cette Lune était beaucoup plus proche de la Terre qu’elle ne l’est aujourd’hui et donc, loi de Kepler oblige, la période de révolution de la Lune était beaucoup plus courte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les marées terrestres devaient être de beaucoup plus grandes amplitudes qu’elles ne sont aujourd’hui mais il ne pouvait y avoir encore de marées océaniques puisqu’il n’y avait pas d’eau liquide à la surface de cette jeune Terre chaude, couverte d’un océan magmatique, mais qui se refroidissait rapidement grâce surtout à des phénomènes de convection. L’atmosphère, constituée essentiellement de dioxyde de carbone et d’azote était probablement beaucoup plus dense qu’elle ne l’est aujourd’hui et pouvait contenir aussi du méthane et de l’hydrogène moléculaire. Cent à deux cents millions d’années après l’accrétion de la Terre, les premiers océans se sont formés à la surface de notre planète. L’origine de l’eau constitutive de ces océans demeure un sujet de discussion entre ceux qui privilégient une origine endogène due à un dégazage du manteau terrestre et ceux qui privilégient une origine exogène, liée à des chutes de comètes, d’astéroïdes, de météorites et de micrométéorites. Ces objets divers qui frappaient la Terre apportaient très certainement de l’eau, initialement présente sous forme de glace ou d’eau de cristallisation, mais ils apportaient aussi de la matière organique en grandes quantités. Aujourd’hui encore, on récolte sur Terre des météorites nommées chondrites carbonées et qui peuvent contenir 20% en masse d’eau et 3% en masse de matière organique (dont, d’ailleurs, des acides aminés). Ceci étant, ces objets et surtout les plus massifs d’entre eux pouvaient aussi avoir des effets néfastes. Il faut en effet savoir qu’un astéroïde de 10 km de diamètre frappant la Terre à une vitesse de 20 km/s dégage une énergie, lors du choc, égale à plusieurs milliards de fois l’énergie dégagée lors de l’explosion de la bombe d’Hiroshima. Il existe des preuves indirectes basées sur le taux de cratérisation de la Lune pour affirmer que la Terre a connu un période de bombardement intense qui a culminé il y a 3,9 milliards d’années. Il est communément admis dans la littérature que ce n’est qu’après ces évènements catastrophiques que la Terre est devenue « vivable » et, fait remarquable, les premières traces de vie datent sans doute de 3,8- 3,5 milliards d’années. De la nébuleuse protosolaire à la jeune Terre chaude et meuble et de celle-ci à la Terre différentiée, à la Terre couverte d’océans, à la Terre abritant les premières formes de vie, chacune de ces étapes a été accompagnée d’une évolution de la matière ; chacune de ces étapes a contribué donc à l’histoire de la matière. Dès que la vie est apparue, l’histoire de la matière sur Terre s’en est trouvée fortement affectée. Citons un seul exemple : la photosynthèse oxygènique par des bactéries photosynthétiques a transformé l’atmosphère terrestre, initialement neutre du point de vue oxydo-réduction (ou faiblement réductrice) en une atmosphère oxydante. Ce caractère oxydant a profondément modifié les minéraux constitutifs de l’écorce terrestre mais aussi la chimie au sein des océans et la chimie atmosphérique. Par un remarquable « effet retour », l’évolution biologique s’en est, elle-même trouvée affectée de manière majeure puisque la respiration a pu apparaître et avec elle, l’apparition d’organismes terrestres possédant un système nerveux central. Parmi ces organismes citons les mammifères et, voici cent mille ans ou peut-être moins, un mammifère particulier qui a entrepris d’écrire de nouveaux chapitres de l’histoire de la matière, histoire qui depuis, est très dépendante de l’évolution culturelle de l’homme.
Les potiers, métallurgistes, verriers, cimentiers et, plus tard, les alchimistes, les chimistes, les physiciens nucléaires ont écrit et écrivent aujourd’hui encore des nouveaux chapitres de l’histoire de la matière. Il en va de même des biologistes moléculaires qui pratiquent le génie génétique et qui font de manière raisonnée et beaucoup plus efficace ce que faisaient déjà, mais sans le savoir, les éleveurs et agriculteurs du néolithique lorsqu’ils pratiquaient la sélection artificielle.
Lorsque l’on parcourt une si longue histoire, on est interpellé par ce que l’on ressent comme une complexité croissante de la matière au sein d’un Univers dans lequel, pourtant, l’entropie, croît. Par ailleurs, on est amené à s’interroger l’aspect inéluctable ou non de cette histoire, compte tenu de ce qu’il est convenu de nommer « les lois de la nature ». Quelle est la part du « nécessaire », quelle est celle du « hasard » ? Cette longue histoire qui couvre une période de près de 14 milliards d’années d’histoire de la matière est décrite de manière plus détaillée dans le livre que j’ai intitulé « La longue histoire de la matière : des milliards d’années de complexité croissante » (Presses Universitaires de France, 2006 et 2007).
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L'auteur Jacques Reisse est chimiste, professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles et membre de l’Académie Royale de Belgique.